Le 28 janvier 2024, le Ministre de l’Administration territoriale et de la décentralisation du Gouvernement de Transition du Mali, le Colonel Abdoulaye Maiga a annoncé dans un communiqué diffusé sur les ondes de la télévision nationale, le retrait du trio de l’Alliance des États du Sahel (Mali, Burkina Faso et Niger) de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest avec « effet immédiat ». Quelles sont les raisons ou les fondements de cette volonté de retrait ? Un retrait de la CEDEAO est-il opportun pour le Mali et pour les autres membres de l’Alliance des États du Sahel (AES)?
Par Diachari Poudiougo
Dr. En Sciences juridiques et Politiques
Université des Sciences Juridiques et Politiques de Bamako
Ce communiqué a été suivi d’un Conseil extraordinaire des ministres le 29 janvier ayant pour ordre du jour, « les raisons et les opportunités du retrait du Mali et des autres pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ». Alors que l’opinion publique de l’AES et les médias sont est divisés quant à l’opportunité d’un retrait de la CEDEAO, le présent article propose d’analyser ses fondements et ses conséquences pour le Mali et les autres pays de l’AES. Pour se faire, il utilise, l’analyse juridique, l’analyse historique et le béhaviorisme.
Les motivations relatives au retrait
Bien que le communiqué de retrait du Mali de la CEDEAO ait été publié de concert avec le Burkina Faso et le Mali, ses raisons ne sont forcément les mêmes pour les deux autres États de l’AES.
À la lecture du communiqué du Représentant du gouvernement de transition du Mali et de celui du Conseil des ministres, les principaux arguments avancés pour justifier le retrait du Mali de la CEDEAO sont: le « respect de la souveraineté du Mali », l’influence des puissances étrangères sur la CEDEAO, les « sanctions illégales, légitimes, inhumaines et irresponsables en violation de ses propres textes », les préoccupations et aspirations de leurs populations, « la menace que cette organisation représentait pour la souveraineté et les intérêts vitaux de ces nations », les « opportunités économiques » et « les avantages financiers, notamment en termes de balance commerciale et d’investissements directs étrangers, qui découleraient de cette décision » de retrait.
Ces arguments étant énumérés, il convient de les confronter à la raison, à l’épreuve du feu de la logique juridique, de la science politique et de la politique étrangère.
La thèse relative à la souveraineté du Mali
Le Mali est à ce jour, le seul pays africain dont la constitution accepte de renoncer partiellement ou totalement à la souveraineté nationale dans la perspective de la réalisation de l’intégration africaine. Cette disposition est également reprise par l’article 180 de la « Constitution de 2023 ».
Conformément à l’article 26 de la Constitution de 1992 toujours en vigueur, « la souveraineté nationale appartient au peuple tout entier qui l’exerce par ses représentants ou par voie de référendum. Aucune fraction du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Le retrait de la CEDEAO ou d’une quelconque organisation sans la consultation préalable du peuple par référendum ou par ses représentants constitue une atteinte à la souveraineté nationale selon la loi fondamentale de 1992 et la « Constitution de 2023 ».
D’autre part, l’intégration se définit comme un abandon volontaire partiel ou total de la souveraineté par les États membres au profit d’une organisation communautaire. On ne peut réaliser l’intégration en faisant le fétichisme de la souveraineté. Dans la célèbre affaire Flaminio Costa contre ENEL, le juge communautaire a reconnu sans équivoque que le traité communautaire « entraîne donc une limitation définitive » des « droits souverains » des États membres « contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de Communauté ». En ratifiant le traité de la CEDEAO, le Mali a volontairement accepté de renoncer à une partie de sa souveraineté.
Confronté au droit de l’intégration, au droit international général et à la constitution malienne, l’argument souverainiste ne résiste pas à la logique juridique. Enfin, il est paradoxal de commémorer une « Journée de la souveraineté retrouvée » et de continuer à rechercher une souveraineté sensée être retrouvée.
L’argument relatif à l’instrumentalisation de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest par des puissances étrangères
Tout bon juriste internationaliste ou diplomate est censé connaître qu’en droit des organisations internationales et en politique étrangère, il est établi que les organisations internationales peuvent servir à la fois de cadre de négociation ou de forum, de moyen de légitimation de la politique étrangère, de coopération, d’échanges économiques, de développement de défense, de lobbying…
Les organisations internationales peuvent signer des accords avec d’autres organisations internationales ou avec les États. Elles ne sauraient être en vase clos.
À titre d’exemple, l’Organisation des Nations Unis (ONU) est souvent utilisée comme un joker par les membres permanents de son Conseil de sécurité à travers le droit de veto tant critiqué. À ce sujet, la plainte du Mali contre la France devant cet organe est restée en hibernation mais le Mali ne s’est pas retiré pour autant de cette organisation.
Les sanctions de la Communauté
Les sanctions décidées par la CEDEAO contre le Mali et endossées par l’UEMOA ont été qualifiées par les autorités de transition du Mali d’illégales, d’illégitimes, d’inhumaines et d’irresponsables. Dans une requête adressée à la Cour de justice de l’UEMOA le 15 février 2022, elles ont contesté la légalité de ces sanctions. Dans une autre requête, le Mali a demandé un sursis à l’exécution de ces sanctions. La Cour a répondu favorablement au Mali dans son ordonnance du 24 mars 2022 mais l’affaire reste encore pendante devant la Cour quant au fond. Les autorités de la transition gagneraient plus en légitimité en attendant la décision de cette Cour.
Les préoccupations et aspirations des populations
Dans un contexte politique où l’on confond agir et décider au nom du peuple avec agir et décider par mandat du peuple, la question des préoccupations et des aspirations des populations est problématique. Cependant, il est une réalité observable et incontestable que la paix, la sécurité et le développement sont aujourd’hui des préoccupations et des aspirations des populations surtout de celles du Pays Dogon (région de Mopti) où les actes terroristes contre les populations sont presque quotidiens. Les populations de cette région se sentent aujourd’hui oubliées ou abandonnées par le Gouvernement. Ces aspirations sont valables pour plusieurs autres régions du Mali, le pays Dogon n’étant cité ici à titre d’exemple illustratif en raison de la gravité particulière de la violence qu’il subit depuis 2015.
Les opportunités économiques et les avantages financiers
Les opportunités et avantages économiques et financiers du retrait de la CEDEAO peuvent être analysés à court terme, à moyen terme et à long terme.
À long terme, il est important de rappeler que le Mali est un État membre de l’UEMOA qu’il existe une complémentarité et une interdépendance entre cette dernière et la CEDEAO en matière de finances et d’économie. C’est l’exemple du Tarif Extérieur Commun (TEC). Bien que le TEC de l’UEMOA soit entré en vigueur plusieurs années avant celui de la CEDEAO et qu’il ait servi de laboratoire à ce dernier, c’est le TEC de la CEDEAO qui l’a remplacé. L’endossement des sanctions économiques de la CEDEAO par l’UEMOA est également une preuve que ces deux communautés sont complémentaires et qu’on ne saurait prétendre ne pas manger la viande du porc tout en savourant sa soupe. En matière de commerce extérieur, le TEC constitue une force et une protection. Dans un contexte de la mondialisation, les entreprises nationales seront plus vulnérables à la concurrence et à la compétition mondiales. En dehors du TEC, il existe un risque d’asphyxie des entreprises nationales au profit des sociétés transnationales et d’instauration d’une économie de consommation.
L’appartenance à un marché commun présente incontestablement une opportunité économique pour tout pays doté d’une bonne intelligence économique. À ce sujet, il convient de rappeler que le Maroc a exprimé sa volonté d’adhérer à la CEDEAO alors que les pays de l’AES cherchent à se retirer de cette Communauté. L’appartenance à une Communauté comme la CEDEAO constitue également une force dans les négociations commerciales. Si à court et moyen terme, un retrait de la CEDEAO donne l’impression d’avoir acquis une autonomie économique et donc une opportunité, il présente des risques énormes à long terme.
Les conséquences du retrait de l’AES de la CEDEAO peuvent être analysées sous plusieurs angles: juridique, politique, géopolitique et géoéconomique.
Du point de vue juridique
Le Mali a adhéré à la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 le 31 août 1998. En application de l’article 56 (2) de cet instrument juridique, « une partie doit notifier au moins douze mois à l’avance son intention de dénoncer un traité ou de s’en retirer conformément aux dispositions du paragraphe 1 ». L’article 54 de la même Convention énonce qu’une partie peut se retirer « à tout moment, par consentement de toutes les parties, après consultation des autres États contractants ». Dans le même sens, l’article 91 du Traité révisé de la CEDEAO du 24 juillet 1993 définit les conditions de retrait de cette Communauté: « Tout État Membre désireux de se retirer de la Communauté notifie par écrit, dans un délai d’un (1) an, sa décision au Secrétaire Exécutif qui en informe les États Membres. À l’expiration de ce délai, si sa notification n’est pas retirée, cet État cesse d’être membre de la Communauté. 2). Au cours de la période d’un (1) an visée au paragraphe précédent, cet État membre continue de se conformer aux dispositions du présent Traité et reste tenu de s’acquitter des obligations qui lui incombent en vertu du présent Traité ». Le retrait avec effet immédiat annoncé dans le communiqué conjoint de l’AES est contraire à ses engagements internationaux et n’a aucun fondement juridique. Il ne viole pas seulement les engagements pris par les membres de l’AES, mais aussi leurs constitutions qui intègrent les traités régulièrement ratifiés par eux. Un tel acte peut entraîner un recours en manquement et engager la responsabilité internationale de l’État. En plus, le communiqué révèle une certaine ignorance du droit matérialisée par le défaut de notification incitant une réaction pédagogique de la Commission qui dans un Communiqué, a déclaré n’avoir « pas encore reçu de notification formelle directe des trois États membres concernant leur intention de se retirer de la Communauté ».
Les conséquences géopolitiques et géoéconomiques
Le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine et l’international jihad armé ont provoqué une reconfiguration géopolitique mondiale qui se traduit par une course de positionnement en Afrique entre les grandes puissances. Le monde est entré dans une deuxième guerre froide dans « l’impossibilité » d’une troisième guerre mondiale. Les enjeux de la deuxième guerre froide sont avant tout géoéconomiques : utiliser son influence pour le contrôle ou la maîtrise des ressources naturelles. Les États du sahel présentent une arène géopolitique et géoéconomique pour plusieurs États comme la Russie, la Chine, les États-Unis d’Amérique, la France, la Turkye… En se retirant de la CEDEAO, l’AES augmente sa vulnérabilité géopolitique face à ces prétendants.
La perte de certains avantages du marché commun du fait de la restriction de la liberté de circulation des personnes et des marchandises et des capitaux, risque d’instauration des conditions de séjour plus difficiles malgré le principe de la réciprocité. Selon l’Institut National des Statistiques, en 2023, la diaspora malienne a transféré au Mali, environ 793 milliards de francs CFA et l’espace CEDEAO fait partie des pays de résidence de cette diaspora.
La dimension politique
Le communiqué conjoint de l’AES relatif au retrait de ses États membres de la CEDEAO ressemble beaucoup plus à une manœuvre où une diversion politique qu’une décision réfléchie en amont.
Les autorités de la transition du Mali s’étaient engagée à organiser les élections générales et l’élection présidentielle respectivement le 4 février et le 26 mars 2024 conformément à un calendrier qu’elles ont elles-mêmes proposé à la CEDEAO. Cependant, les agissements du Gouvernement de transition montrent qu’il n’est pas décidé à organiser ces élections aux dates proposées.
Face à cette impasse politique, la CEDEAO n’hésiterait pas à décider de nouvelles sanctions contre le Mali à l’expiration de ce délai. Tirant les leçons des sanctions précédentes qui ont été levées sur acception d’un calendrier pour le retour à l’ordre constitutionnel, les autorités de la transition sont conscientes que de nouvelles sanctions de la Communauté dans les conditions actuelles seraient un coup de grâce pour la transition. Cette diversion politique sert également à rallier les populations en surfant sur les sentiments patriotiques et les discours souverainistes.
Conclusion
L’expérience de l’Union Européenne a démontré que l’intégration est un gage de paix, de développement et de prospérité en rendant la guerre « non seulement impensable, mais matériellement impossible ». L’intégration est « le mouvement le plus significatif en Afrique » aujourd’hui car, « la mondialisation ne laisse aujourd’hui à personne la latitude de se complaire dans l’isolationnisme ». Des développements qui précédent, nous sommes d’avis que le Mali et les autres États de l’AES disposent de moyens juridiques et diplomatiques pour la résolution de la crise qui les oppose à la CEDEAO et que l’option d’un retrait n’est pas la meilleure solution. Ils doivent rester dans la Communauté pour reformer, et résister; leur retrait serait une fuite en avant qui s’apparente à une crise d’adolescence. Le Maroc, après s’être retiré de l’OUA, est retourné dans la famille africaine en adhérant à l’UA en 2017 en mesurant à sa juste valeur, l’importance de la Communauté. Sa Majesté le roi Mohamed VI a prononcé à cette occasion, une phrase pleine de sagesse qui devrait inspirer les membres de l’AES: « Il est beau le jour où l’on rentre chez soi ! ». La CEDEAO présente effectivement quelques faiblesses fâcheuses qu’il faudrait absolument corriger. Cependant, le retrait est une option politique radicale qui aurait à son tour des répercussions plus fâcheuses sur les conditions de vie des populations aussi bien de l’AES et de tous les autres membres de la CEDEAO.
2 réflexions sur “Le retrait du Mali de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest”
Professeur Diachari P.
À la lumière des idées avancées dans votre article, vous avez fait une analyse complète du retrait des États de l’AES avec objectivité, surtout dans une démarche scientifique. J’espère que votre diagnostic de la situation, accompagnée de conseils va servir les plus hautes autorités.
Merci Zakaria pour ces lumières.